lundi 4 octobre 2010

Agujetas, la voix noire du Flamenco


C’est la voz, par excellence, noire et luisante, une voix de tripes et de sang, définitivement gitane : la voix de la siguiriya, terrible, écorchée. Et le personnage est à la hauteur : fils et petit fils de forgeron jerezano, élevé à la plaie de l’enclume et à la fusion du tison ; bercé aux soleares extrêmes, comme aux nerfs de la siguiriya ; élevé aux morsures des vents d’Atlantique, toujours plus violents, salins, iodés que ceux de la Méditerranée, bien sûr ; ces vents de Sanlucar qui élèvent la manzanilla âpre dans leur tonneaux exposés à la gifle vélique, et qui donnent ce vin si vert, si fier, si macho qu’on le dirait coulé dans de l’acier fondu ; et cet Agujeta-là, ce brut de Jerez brûlé des milles feux du cante, sait sortir de sa gorge et de son ventre los sonidos negros comme pas un ne sait le faire encore, même pas le Camaron, pourtant bien pourvu, ne savait le faire, peut-être juste le Terremoto, et encore, et un peu son fils, ces deux héros eux aussi -tiens- jerezanos dans la tripe jusqu’au bout, peut-être eux encore, là, ce trio noir sait.

Manuel el Agujeta est de cette race, il est de cette exception, de ce fer-là : un fou immense, entièrement dédié à son cante, qui ne vit et ne mourra que pour lui ; un lunatic absolu, un de ces types qui vous feraient boire son cante toute la nuit jusqu’au matin juste pour le plaisir de la blessure définitive ; l’’amère déchirure de l’âme, vous diront les jerezanos habités, eux aussi, de la solaire désintégration. Manuel est l’Artaud de la siguiriya, le poète absolu de la voix, la voix crue et nue de la blessure primordiale.

Son surnom, Manuel de los Santos Pastor l’a hérité de son père, Manuel lui aussi, cantaor lui-même, (du père on dit tio Manuel, pour le distinguer du fils dont on dit simplement : Agujeta, ou Agujetas.) Fils de forgeron donc, forgeron lui-même, lorsqu’il parcourt l’Andalousie entière à la recherche du “grand chant”, son baluchon de cheminot à la Woodie Guthrie (tiens !) sur la clavicule, sèche, mal-nourrie, une clavicule de forgeron qui tape dur sur l’acier braisé dans la moiteur de la forge et le noyau du foyer, et, comme son père, admirateur sans réserve de l’autre grand Manuel de la tradition, l’immense Manuel Torre, dont d’ailleurs le père d’Agujetas fut l’élève : le cercle est le cercle est le cercle.

Manuel el Agujeta excelle dans le chant archaïque, cette martinete si primale, le chant brut de la forge, sans rien d’autre que le coup de marteau sur l’enclume, la plainte nue, quejia, sans espoir ni rédemption, ou cette siguiriya si noire et si gitane, écoutez une siguiriya de Manuel, c’est une expérience solaire, unique, insurmontable, dont vous ne reviendrez pas ! D’ailleurs, qui d’autre, vraiment, a la force et les couilles de chanter si cru ce chant si long de la siguiriya, ce paradigme de la plainte gitane ? Certainement pas ces petits cantaores de rien du tout, payos ou non, (oui il est aussi des Gitans qui n’osent pas se frotter au feu de la siguiriya !), qui préféreront toujours la vocalisation d’un fandango de Huelva ou d’une toute petite solea ornementée par une guitare virtuose tellement moins dificil, moins risquée.

Ce cantaor toujours tendu, violent, barbare sans délicatesse*, qu’est Manuel de los Santos “Agujeta” a très peu enregistré, préférant le son noir de la forge, du tablao épaissi de fumée et d’alcool, ou de la juerga familiale et intime, à la transmission mécanique de son chant, perle secrète d’entre les perles, à l’éclat souterrain de truffe noire, gorgée de terre d’Andalousie et de soleil blanc.

Son premier disque, il nous l’a fait en 1970, puis encore trois ou quatre ont suivi jusqu’à ce qu’en 91 paraisse le premier en France chez Ocora, en 1991, un moment de grâce alive à Paris, le pays vicino d’où toute l’afficion revient comme une bombe. Depuis, chez Naïve et Boa, quelques disques ont suivi, ainsi que des collaborations -très- éparses avec certains de ses amis, et des tournées inombrables et enchantées au Mexique, à New-York, au Japon même. Entre temps, Manuel aura ouvert un tablao à New-York (!) et aura contribué à l’excellence de la flamme gitane dans le grand cante flamenco, le cante de son père et de tous les forgerons de Jerez et d’Andalousie qui auront ainsi permis à cette terre et à ses cœurs nobles de vibrer de la braise éternelle du grand chant.



* : Mario Bois, in “grands cantaores du flamenco”, Chant du Monde

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